100 Miles Sud de France – le récit partie 4/5

Cet article est la suite du récit commencé ici (partie 1) et là (partie 2) et ensuite là (partie 3).

Nous en étions resté à la base de vie d’Arles-sur-Tech, située à mi-course au 92e kilomètre, atteinte au levé du jour après une nuit blanche très éprouvante. Je viens de trouver un lit de camp providentiel sur lequel je me suis écroulé et je ne veux plus entendre parler de baskets et de dossard

Je sombre dans un sommeil lourd et agité. Je pars très loin et perds complètement conscience de la réalité. Le bruit d’une couverture de survie froissée par l’unique co-occupant de ce grand dortoir pourtant calme me réveille en sursaut. Où suis-je ? Quelle heure est-il ? Zut, est-ce que j’ai beaucoup dormi ? Me remettre les idées en place et vite me couvrir : je grelotte frénétiquement. Je me sens vaseux mais reposé. En entrant dans la vaste salle principale de ce gymnase spacieux, j’aperçois Sylvie, ma compagne, qui m’attend sagement. Dehors le soleil brille et il est déjà haut. Je regarde ma montre. Il est 8 heures et j’ai dormi trente minutes. A la fois trop longtemps et si peu finalement …

Le calme ambiant et la faible affluence m’aident à me détendre. Sylvie est aux petits soins pour moi et je retrouve des couleurs grâce à elle. Revenir aux éléments basiques : s’alimenter, se changer, se soigner … J’écoute attentivement ses conseils avisés. J’ai la chance d’avoir les pieds en bon état. Je décide de me changer intégralement. Retrouver une odeur tolérable est un plaisir sans nom …

Je ne regarde pas l’horloge, mais voir des visages familiers quitter la salle m’incite à m’activer. Voilà une heure que je suis debout et je prends conscience que je ne viens de faire que la moitié du chemin. Sylvie me reprend aussitôt : « tu as DÉJÀ fait la moitié« . Cette phrase restera inscrite dans ma tête pour tout le reste de la course. Merci Sylvie

Alors que je quitte la salle, « Maillot à pois » y entre à son tour. On prend plaisir à échanger quelques mots. Il a beaucoup souffert dans la très longue descente. Je ne le reverrai plus avant l’arrivée … De son côté, Sylvain est reparti depuis longtemps. Les destins se croisent. Chacun trace sa route. Une vie en condensé en quelque sorte …

Ma chère et tendre m’accompagne sur les premiers lacets du Col de Paracoll, une montée de 600 mètres très technique. Le soleil brille, la température est douce, j’ai le sourire et je me sens prêt à affronter cette nouvelle portion que j’ai reconnue au mois de juin dernier. Tout est très clair dans ma tête et je me donne le défi d’arriver au Perthus – prochaine base de vie dans 40 kilomètres – avant la nuit.

J’avale ce col sur un gros rythme. Enfin c’est ce que je crois en dépassant de temps à autre des concurrents à la peine. En y regardant de plus prêt, j’ai conservé la même allure alors que tous les autres sont en train de plonger … ou plutôt de gérer dirons-nous, la course est encore longue Je relance aussi souvent que possible, les cuisses répondent, le cardio plafonne, le moral affiche grand beau, que c’est bon !! Le terrain est défoncé et pourtant je m’amuse.

Les douze kilomètres qui me séparent de Montalba sont avalés sans m’en rendre compte et c’est avec une grande joie que je retrouve ma famille au grand complet. Je plaisante avec eux, leur raconte avec passion les anecdotes de la nuit, prends quelques informations auprès des bénévoles et me lance à l’assaut de la difficulté du jour : le Roc de France.

C’est parti pour une montée de 1000 mètres avec des rampes à plus de 30%. Je me sens prêt. Rapidement, je reprends tout ceux qui avaient fait un arrêt plus court que moi à Arles. Le différentiel de vitesse m’étonne et pourtant tous mes voyants sont au vert. Alors profite, Séb !! Certains essaient de s’accrocher mais abandonnent rapidement. C’est vraiment jouissif … quel contraste avec la veille !! La montée est très engagée et je décide de la faire d’une traite. Les trois cent derniers mètres de dénivelé tout droit en sous-bois à lutter avec les racines sont une torture mentale : la visibilité est tellement bonne qu’on aperçoit le sommet. C’est aussi l’endroit où les pentes sont les plus fortes. Ne pas regarder au-delà des dix prochains mètres, se concentrer sur son effort, respirer, sourire … et prendre conscience de la chance que j’ai d’être là au 110e kilomètre dans un tel état d’euphorie.

En arrivant à la fin de la montée, je ne me désunis pas. Les trente prochaines minutes vont en surprendre plus d’un : le Roc de France est un enchainement de crêtes rocheuses envahies par la végétation. On les franchit soit à flanc dans des éboulis soit droit dans la pente rocheuse pour basculer sur l’autre versant de l’arête, pose de mains obligatoire. Je livre la bataille attendue, reste extrêmement concentré sur mes appuis pieds et mains et me débarrasse de la difficulté non sans mal, mais dans un temps record – j’étais nettement plus lent en reconnaissance.

Après un salut aux militaires qui tiennent le point d’eau de Puits à glace, je me lance dans les sept kilomètres de descente qui mènent à Las Illas.

Changement radical de décor. La course prend une toute autre tournure à cet endroit précis. Déjà, on évolue côté espagnol pour la première fois. Ensuite, terminées les longues séquences techniques à se débattre avec cailloux et racines, place au roulant !! Est-ce que j’aime ?? Honnêtement bof ! Mais je me sens prêt. Ce qui se présente à moi est un long ruban en ciment rugueux avec 12% de pente négative, très douloureux pour les genoux après ce que l’on vient de vivre jusque-là. J’ai deux jambes de bois et le corps ne veut pas … et pourtant pas question de marcher, ce serait beaucoup trop long !!

Les premières foulées sont une torture. J’ai vraiment mal partout. Les hanches sont bloquées, les genoux aussi. Je tente des pas minuscules et rasant en essayant de gainer au maximum et de respirer profondément. Et puis, je n’ai vu personne depuis près d’une heure. La lassitude reprend du terrain. Le doute s’installe. Je serre les dents et me concentre sur chacun de mes pas. Le ciment laisse place à une grande piste large et la pente s’adoucit peu à peu, me permettant d’adopter une foulée plus naturelle et moins traumatisante. La végétation change à vue d’œil, les pins se font de plus en plus présents et leur odeur puissante me donne du baume au cœur.

J’aperçois un point coloré au bout de la ligne droite. Je le rattrape rapidement. Tiens il marche ??!!

Moi : Tout va bien ??

Lui : Oui, oui, je n’arrive plus à courir mais ça va …

Puis un autre, et encore un autre … et ça s’enchaine toutes les deux ou trois minutes. Tous marchent. Je prends conscience que je suis le seul à courir. Oui je souffre mais moins qu’à essayer de retenir mes pas. Quelle sensation grisante !! Je lâche un peu plus les chevaux et le corps ne proteste pas. J’avance tel un automate animé d’un dessein inconnu. En toute humilité, je me prends pour Kilian Jornet alors que je ne suis qu’à 8 km/h tout au plus Quand les autres sont à 4, c’est plus facile Les shoots d’endorphine à répétition me font perdre positivement toute lucidité.

Retour en France avec le franchissement de portillons dans des clôtures de trois mètres de haut marquant la frontière … verrues artificielles de l’homme désireux de s’approprier un territoire sur un paysage sauvage et idyllique … cette vue me laisse un goût amer et étrange.

Dernière descente dans une trace à nouveau technique et j’arrive à l’auberge de Las Illas, en lisière du hameau éponyme. Je cherche mon assistance préférée mais je ne vois personne. Je regarde ma montre : j’ai trente minutes d’avance sur les prévisions que je leur avais données … Zut !! et pas de réseau en plus :-(  Je sais que la route pour rejoindre ce ravitaillement est longue et tortueuse et je suis plus ennuyé à l’idée de leur faire faire ce chemin pour rien qu’à manquer d’aide. Je me débrouille seul, tant pis. Dans ce cas, autant ne pas trainer …

Alors que je suis en train de rassembler mes affaires, prêt à repartir, je vois mes trois têtes connues dans l’encablure de la porte. Je me sens triste et coupable. Je repose tout au sol et prends un peu de temps pour partager mon expérience avec eux. Ils ont l’air heureux de me voir en aussi bon état, tant mieux. De mon côté, je leur cache mon dépit. On doit se croiser tout au plus cinq minutes. Je leur ai fait faire tous ces kilomètres de voiture pour ça …

Je repars une nouvelle fois seul et le moral dans les chaussettes. Et pour ne rien arranger, le parcours a été modifié par rapport à l’édition précédente : un propriétaire d’une parcelle traversée a refusé son accès cette année. Résultat vraiment décevant : 3 kilomètres de route à plat, puis 3 kilomètres supplémentaires en montée sur une longue piste large sans intérêt jusqu’à retrouver le parcours initial juste après ladite propriété interdite … vraiment beurkkk

… Et une nouvelle fois, comme depuis maintenant très longtemps, je suis seul. Je sais que quatre personnes ont quitté le ravitaillement peu de temps avant moi, alors j’essaie de mettre un peu de rythme pour me joindre à eux. Et puis le prochain ravitaillement sera au Perthus, la troisième base de vie de la course au 135e kilomètre, et j’ai vraiment envie d’y arriver avant la nuit. Je les ai enfin en point de mire peu après avoir retrouvé le GR10. Le sentier mono-trace est très joueur, virevoltant de droite et de gauche dans une végétation juste dense pour masquer la vue de la courbe suivante. Une petite bosse suivie d’une petite descente en léger dévers suivie à nouveau d’une bosse … et ainsi de suite. Un régal pour le moral et un grand sourire intérieur pour me remettre en selle.

Je rejoins les quatre compères bien groupés lorsque le parcours débouche sur une nouvelle large piste en descente qui doit nous mener au pied de l’assaut du Fort de Bellegarde, prélude au repos bien mérité de la base de vie. Bien décidé à courir malgré mes genoux récalcitrants, je prends les rennes du groupe et … me retrouve rapidement seul, mes éphémères compagnons de route ayant décidé de marcher … pfffff !!

J’aurais pu rester avec eux finalement, non ?? A quoi bon courir comme ça ?? Tu ne partages rien ?? N’est-ce pas vain de toujours vouloir te battre contre la montre ? … ou contre des chimères finalement ? Oui. Non. Peut-être. Je ne sais pas … Je suis assailli de mille questions sur le sens de tout ça. Mon cerveau part en ébullition. Se calmer. Arrêter de juger. Juste vivre ce voyage comme il vient. Revenir aux fondamentaux : durant ma reconnaissance, j’avais décidé de courir ce tronçon en descente alors je le cours, et tant pis si les autres en ont décidé autrement … Il est dangereux de chanter la chanson d’un autre …

Quand le Fort de Bellegarde est en vue, je sais que je ne suis plus qu’à trente minutes de la pause tant attendue. Je continue de courir mais la fatigue m’envahit de toute part. En dépit de la beauté du site et du ravissement pour les yeux, la montée courte et brutale du Fort m’asphyxie. Il faut que ça s’arrête, et vite ! Je n’avance plus. Comme ça. Brutalement. C’est incroyable comme la machine peut se gripper aussi vite qu’elle se débloque. Allez Séb, serre les dents! Tu y es presque! Je me sens comateux quand je bascule dans les quinze dernières minutes de la descente qui me séparent encore du Perthus. Je prends tout mon temps pour éviter une catastrophe et arrive hagard en bas. La joie communicative de mes proches contrastent avec mon apathie. Au fond de moi, je suis si heureux de les retrouver !! Une vraie pause avec eux. Enfin !!

Mon papa [enthousiaste] : Bravo! Tu as l’air super bien! Tu as belle allure!

Moi : J’ai envie … de … dormir … Zzzzz

Leur escorte jusqu’à la base de vie me porte. Un sourire revient se poser sur mes lèvres. Je lève les yeux et réalise que le soleil est encore haut dans le ciel. 18h. Une heure d’avance sur mes prévisions du matin. Tu as fait un joli troisième tronçon Séb !

Je passe l’entrée de la petite salle des fêtes aménagée en base de vie et suis saisi par l’étroitesse du lieu. Je me sens écrasé. Et Sylvie de me dire que j’ai de la chance : c’était surpeuplé il y a encore une heure … Face à moi, une estrade pleine de lits supporte des kinés qui officient sur des corps à l’abandon. Au cœur de la salle, des tables alignées en rang d’oignons occupent une large place. A ma gauche, trône le bar sur lequel est disposé le ravitaillement. Mais où dormir ? Un bénévole m’indique trois lits de camp vides accolés au mur de gauche, coincés entre les tables. Alors que Sylvie et mes parents jettent leur dévolu sur une table près de l’estrade, je m’écroule en l’état sur l’un des lits, épuisé mais heureux.

Pour l’épilogue de cette épopée, rendez-vous dans le dernier épisode

Une réflexion sur « 100 Miles Sud de France – le récit partie 4/5 »

  1. Cet épisode laisse entrevoir des moments plus positifs… plus d’initiatives, une volonté de dépasser les obstacles et de profiter de ta course… nous t’attendons pour la dernière séquence… tes parents

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