100 Miles Sud de France – le récit partie 1/5

Tout commence un mardi … La course est dans trois jours et je débarque à Font-Romeu, accueilli par mes parents, dans un fort besoin de couper les ponts avec mon quotidien. Besoin de dormir, besoin de me reposer, besoin de faire baisser cette charge mentale entêtante, besoin de respirer l’air qui va m’envelopper et m’accompagner dans les prochains jours. Un air sec et enivrant, baigné de senteurs de sapin, épuré par l’altitude et exposé à la chaleur brute des rayons du soleil.

Trois jours pour me refaire la cerise, c’est ce que j’espérais au plus profond de moi … Au lieu de cela, ce fut trois jours d’enfoncement dans une torpeur pernicieuse, faite de doutes et de questionnements, qui a enlisé mon corps au point de le faire tourner au ralenti. Les jambes ne répondent pas. Le moindre mouvement m’essouffle et fait bondir le cardio. Plus envie de rien, pas envie d’aller me promener, même les deux kilomètres de marche dans la station Pyrénées 2000 pour reconnaître la boucle de départ avec mes parents m’ont laissé à bout de force, me poussant à m’allonger une fois de plus. Je passe mes journées couché mais le sommeil ne vient pas pour autant. Doute. Questions. Peur.

L’an passé, il m’était arrivé la même mésaventure au GRP et la forme était miraculeusement revenue le matin du départ du jour J, alors je m’accroche à cette idée en me disant qu’une force supérieure me protège en mettant mon corps au repos forcé. Pourtant, vendredi matin, jour du départ, les sensations ne sont pas là. 10h approche. L’heure fatidique. Je rentre dans le sas de départ avec les 210 autres personnes aux visages très concentrés. Ma famille est sur le bord pour m’encourager et je sens les larmes envahir mes yeux avec cette question lancinante :

Mais qu’ai-je raté dans ma préparation pour être dans cet état-là aujourd’hui ???

3, 2, 1 … c’est parti … sur une énième musique hardrock métal qui a vraiment le don de m’irriter – je veux juste me centrer sur moi-même, pas me faire exploser la tête !!

Après une centaine de mètres sur du beau gazon à plat, la pente s’incline légèrement sur du goudron et j’ai déjà le palpitant à 150 … pfffff … bon bin marche mon gars. Et me voilà déjà décramponné ! Je ne suis pas le seul à passer à la marche, nous sommes quatre … on se console comme on peut. J’adresse la parole à mes acolytes :

Moi : nous sommes les quatre derniers, c’est ça ?

La femme : non, moi je suis serre-file.

Le premier homme : moi aussi.

Le deuxième homme : de toute façon, je le fais chaque année en marchant de bout en bout et je suis toujours le dernier au départ …

Je profite de l’adoucissement de la pente pour me remettre à courir et mettre ce trio à distance raisonnable. Le parcours commence par une boucle de deux kilomètres dans la station. Après la montée à l’aller, le retour en descente … je me sens à l’aise et sans forcer je remonte la poignée d’autres qui s’est laissée décrocher du peloton. Je passe devant ma famille postée à hauteur des terrains de tennis de Pyrénées 2000 dans une position peu flatteuse en leur adressant un grand sourire, masque du doute qui me gangrène.

Dans ces dernières positions, je rencontre des personnages très colorés. Après Gerrit le marcheur de plus de 60 ans, affublé de short et maillot des années 1970 et Cyd l’américaine au look d’égérie de la fête de la bière bavaroise, me voilà avec Vladimir le russe globe-trotter :

Today, I’m just here as a tourist to visit Pyrénées. Last week, I ran another ultra in russia … 150 kilometers … and I’m a bit tired.

… Bin tu m’étonnes Yvonne !!!! Quelle fabuleuse idée tu as eu là dis-moi donc !!!

Au passage, Vladimir terminera en 45h et Gerrit en 47h. Chapeau à eux !! Quant à Cyd, elle s’est arrêtée dès le kilomètre 38 (à cours de bière ??!! ).

Par de grandes pistes larges encadrées par une forêt dense de sapins très odorants, les quelques âmes à la peine que nous sommes cheminons en profil descendant pendant une dizaine de kilomètres. Nous arrivons à la citadelle de Mont-Louis qui nous ouvre ses portes spécialement pour l’occasion. Quelle magnifique surprise !! Et quel spectacle que de passer dans les douves et d’assister aux exercices des commandos, tous plus impressionnants les uns que les autres. Je reste bouche bée devant ce soldat escaladant une gouttière de vingt mètres sous les yeux de son instructeur, montre en main, tel un Spiderman des temps modernes.

Mont-Louis est déjà derrière nous et nous nous enfonçons encore un peu plus en profondeur dans la vallée. Une rumeur au loin. Des holas. Des cris d’enfant et des applaudissements. Au sortir d’un virage, je tombe nez à nez avec deux classes de maternelle et leurs maitresses. Répartis de part et d’autre du chemin, les enfants forment une haie colorée en ébullition. Je m’arrête un instant et prends le temps d’effleurer toutes ces petits mains tendues. Je leur rends leur sourire et me plonge dans leurs regards à la fois perplexes et admiratifs.

Quelle chance d’avoir le privilège d’un tel accueil leur annoncé-je !!

C’est la récréation me souffle l’une des maîtresses.

On atteint le fond de vallée quelques minutes plus tard. La pente s’inverse à nouveau et je me fais rapidement dépasser par la poignée de coureurs rattrapés durant ces dix premiers kilomètres. Impatience. Frustration. Doute. On a dit 150 au cardio Séb. Tu t’y tiens et tu fais avec ton état du moment …

Planès apparaît avec le premier ravitaillement, désert, tenu par des membres du commando de Saint-Louis, très prévenants comme tous leurs homologues sur les autres points de contrôle de la journée. Je surprends la conversation de l’un d’entre eux au talkie-walkie :

Tu dis qu’il en reste combien encore en course ? … 4 c’est ça … Bon les gars, c’est bientôt fini, le serre-file va arriver. On commence à remballer.

Deux tucs et trois carreaux de chocolat plus tard, je me retrouve à nouveau seul. Mes partenaires du moment sont déjà repartis et je me débats maladroitement avec mes bidons  récalcitrant à reprendre place dans leurs logements.

La première montée se dessine devant moi. Elle doit me mener cinq kilomètres plus loin au refuge de l’Orri. Me reviennent en mémoire les mots de l’organisateur au briefing :

Attention !! A partir de Planès, vous entrez dans une zone protégée très sauvage. Vous n’en ressortirez que trente kilomètres plus loin à Mantet. Il va être très difficile de vous rapatrier si vous avez un problème ou si vous voulez abandonner. Alors de grâce, débrouillez-vous pour traverser intégralement la zone par vos propres moyens.

Me voilà prévenu ! A peine quelques hectomètres ont défilé sous mes pieds que je rejoins trois concurrents arrêtés en plein débat animé. Ils sont inquiets de ne plus voir de balisage alors qu’au briefing, nous avions reçu la consigne de faire demi-tour après cinq cents mètres sans rubalise. Je connais le parcours et je suis sûr de moi : il faut suivre le GR10 sans hésitation et on arrivera au prochain check-point à coup sûr. Les autres se remettent en marche, dubitatifs, les yeux à la recherche d’une hypothétique flammèche orange. Les minutes passent et rien n’apparaît. Le scepticisme grandit. Je suis fataliste, plus préoccupé par mon état physique que par le suivi du parcours, néanmoins un peu triste de ne pas être sur la trace réelle des 100 Miles … A quel moment nous sommes-nous tous les quatre trompés ??? Je consulte la carte sur mon smartphone et je ne comprends pas, ce n’est pas logique, alors dans le doute poursuivons …

Nous atteignons une clairière quand la femme serre-file nous rejoint en courant, hors d’haleine :

Elle : oui, oui, continuez, vous êtes sur le bon chemin !

Nous : mais il n’y a pas pas de balisage !

Elle : il paraît qu’il a été enlevé par quelqu’un de malintentionné. Il faut suivre le GR10. Mon collègue est à la recherche des quatre autres derrière vous qui se seraient perdus. En attendant, vous êtes les derniers officiellement de la course. Je vous suis …

Moi [interloqué] : …

Et comme j’ai bien du mal à suivre le rythme des trois autres, me voilà bon dernier. Qu’elle est difficile à suivre et à accepter cette stratégie de course quand les voyants ne veulent pas passer au vert. Pffff …

Les rubalises apparaissent à nouveau avec le refuge de l’Orri. La discussion reprend avec les deux militaires en poste. Ils nous annoncent la vraie raison de ce trou noir : l’organisation a pris la décision de ne pas baliser ce tronçon … Mais, mais … Pourquoi ? Alors que mes acolytes glosent encore, j’en profite pour me reconcentrer et me remettre au pas de course alors que nous rejoignons une piste large en descente qui nous mène à la Cabane d’Aixèques. Et là apparaît enfin la première bonne nouvelle de la journée : un petit groupe quitte le ravitaillement alors que j’y arrive. Ni une, ni deux, je recharge mes gourdes, prends une poignée de bricoles à picorer et je leur emboîte le pas, trop content de ne pas débuter seul la première vraie difficulté du jour : une montée sèche de 700 mètres de dénivelé positif en deux temps pour atteindre le Col de Mitja, point culminant de la course. Des pompiers sont là. Tiens, mais comment ont-ils fait pour venir jusque-là ?? Je n’y prête guère attention à vrai dire … A l’abordage !

Ma joie est de courte durée car je n’arrive toujours pas à suivre le rythme en côte, consigne des 150 pulsations cardiaques oblige … Je garde néanmoins une partie de la troupe en point de mire et l’écart finit par se stabiliser. J’avance telle une limace, un pas après l’autre. Derrière, seul l’un de mes trois acolytes de l’Orri parvient à me rattraper et me doubler. C’est déjà ça. Les sensations ne sont pas si mauvaises, les cuisses répondent bien. Le cardio s’emballe déjà un peu moins facilement. Je garde espoir que la situation se débloque. J’attends patiemment, encore et encore, c’est tout. Les doutes sont évidemment toujours là, lancinants. T’es sûr de toi là ?

Après quelques lacets, je croise deux concurrents en sens inverse dont l’un attire mon attention : pas tout jeune, cheveux grisonnants. Il est blanc. Livide même.

Moi : ça n’a pas l’air d’aller fort. Tu abandonnes ??

Lui : je ne me sens vraiment pas bien. J’ai tous les signes avant-coureurs d’un AVC. J’arrête là …

Moi [dans ma tête, sous le choc] : waouh … c’était donc pour lui les pompiers !!!

A mi-pente de cette côte de 20% de moyenne avec quelques passages à 35%, je n’ai toujours pas fait la moindre pause et je commence à rattraper certains membres du groupe précédent, marqués par l’effort, s’arrêtant tous les cinquante mètres pour reprendre leur souffle. Le contraste est saisissant : je respire normalement et seules quelques gouttes de sueur viennent trahir un semblant d’engagement dans l’effort. Je suis lucide, eux plus vraiment.

Eux : il est encore loin le sommet ?

Moi : je dirais trente minutes à peu près …

Eux [courbés sur leurs bâtons et bloqués dans la pente] : …

C’est à partir de ce point-ci, au kilomètre 22 après 4h15′ de course, que je vais commencer ma lente remontée depuis les tréfonds du classement. Non pas que j’aille plus vite, mais plutôt parce qu’autour de moi, les autres craquent un à un.

Quand j’arrive au Col de Mitja, à 2350 mètres d’altitude, je suis toujours aussi lent mais je me sens bien. La bascule dans la descente vers le refuge de la Carança me permet de retrouver un semblant de vitesse et je commence mes dépassements de concurrents gênés par les nombreux franchissements de cailloux et racines. Je ne m’emballe pas. Tout se fait au train. Le moral revient. C’est fou, voire un brin immoral, de voir que son propre état psychique se nourrit de la comparaison avec celui des autres. Seul, je serais resté dans un grand marasme. A me confronter aux autres dans un sale état à ce stade de la course, je reprends vie. Je n’en suis pas forcément fier mais j’en ai vraiment besoin.

Que penser de cet homme allongé dans l’herbe à la Carança, en colère contre lui-même, à jurer sur ces mois de sacrifice pour en arriver là, incapable de manger au bout de cinq heures d’effort, se demandant comment il allait rejoindre le prochain ravitaillement à Mantet.

Que penser de cet autre, hurlant au milieu de nul part, perclus de crampe, le regard trahissant l’incompréhension. « C’est la première fois que ça m’arrive, je ne comprends pas« .

Ou encore de celui-là, marchant comme sur des œufs dans un terrain particulièrement défoncé, les pieds farcis d’ampoules et le visage tordu par la douleur. Chaque pas est une épreuve pour lui et son regard est chargé de désespoir.

Pour tous ceux-là, alors que mon système digestif est en bon état de marche, que mes muscles répondent au quart de tour et que mes pieds ne sont même pas encore parvenus jusqu’à ma conscience, j’ai beaucoup de compassion. Les yeux embués même. Dans quelle détresse psychologique sont-ils et vont-ils être dans les semaines à venir après tant d’investissement dans un projet vain qui n’aura mené qu’à un mur d’incompréhensions dues à un échec prématuré. Pour tous ceux-là, pour les exemples qu’ils me donnent, je veux aller au bout. Je ne peux pas renoncer si prêt du but. Prendre le départ d’une telle course après tant d’efforts est une chance en soi. Je dois tout faire pour aller au bout de mon rêve et je vais m’en donner les moyens, quitte à devoir attendre encore des heures et des heures …

La suite dans l’épisode 2

4 réflexions sur « 100 Miles Sud de France – le récit partie 1/5 »

  1. Bravo Fiston… tu nous tiens en haleine et pourtant nous avons partagé une partie de ton aventure… merci d’éclaircir les espaces entre les pointillés ! Bises

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