100 Miles Sud de France – le récit partie 2/5

Cet article est la suite du récit commencé ici. Nous en étions resté au refuge de la Carança au 27e kilomètre au bout de 5h30 de course et, bien que très mal classé, je retrouve un semblant de couleurs …

La Carança est une vallée très difficile d’accès et très sauvage. En quittant la civilisation à Planès quinze kilomètres plus tôt, point de salut n’arrivera avant Mantet quinze kilomètres plus loin. En passant dans cet endroit dans les dernières positions de la course, je me sens tout petit, voire écrasé. Les très rares traces laissées par l’homme ne font que renforcer ce sentiment.

Je me retrouve très rapidement seul à l’entame de la deuxième difficulté du jour. L’ascension du Col de Pal est plus courte – 500 mètres de D+ – mais tout aussi raide que la précédente. A l’alternance de racines et de cailloux déjà connue jusqu’à présent s’ajoute une végétation sombre et oppressante. La densité de sapins déviant perpétuellement la trace réduit la visibilité à quelques dizaines de mètres. Et quand par miracle une faille s’ouvre devant moi, c’est pour laisser apparaître un énorme éboulis dont la traversée n’inspire aucune confiance.

Dans la solitude de cette montée, je déroule toujours la même stratégie : le cardio plafonné à 150. Je suis en pleine introspection. Je ne ne vais pas plus vite qu’au départ. L’alternance de mes pas est trop lente à mon goût et je me désespère de ne rattraper personne – mais où sont-ils tous ?? Je fais l’inventaire des bonnes nouvelles pour entretenir mon moral : le cardio ne monte plus aussi vite qu’au départ et la plupart des voyants sont au vert. Alors de quoi je me plains ???

Une bonne heure après avoir quitté le refuge de la Carança, alors que le col joue avec mes nerfs à danser furtivement derrière cet interminable rempart de sapin, un concurrent me rattrape. Il va bien plus vite que moi. Mais d’où sort-il celui-là ?? Il s’est endormi au bord de la route ou quoi ???

Moi : Bravo pour ta vitesse, je suis impressionné !!

Lui : Et pourtant je me traine comme une limace

Moi : Oui mais doubler à 3km/h quelqu’un qui se traine à 2km/h, ça reste très spectaculaire !!

[Éclats de rire]

Lui : Bon bin je m’en vais récupérer les points du meilleur grimpeur alors …

Et c’est ainsi que je fais la connaissance de Sébastien avec qui je vais jouer au chat et à la souris jusqu’à la mi-course, lui me doublant dans toutes les côtes et moi le doublant dans toutes descentes. Je le surnomme « Maillot à pois » alors qu’il m’affuble du doux surnom de « Fusée blanche » – rien ne nous effraie

Le col se dévoile enfin et la vue est vertigineuse : en me retournant, j’ai l’impression de toucher du doigt le Col de Mitja que j’ai franchi deux heures avant et face à moi en contrebas trône le Col de Mantet que j’atteindrai dans une heure et demi. Je me sens comme le trait d’union entre ces portes qui s’ouvrent les unes après les autres. En laissant le Col de Pal derrière moi, je sais également que je quitte la moyenne montagne et son air sec et asphyxiant pour retrouver la douceur des atmosphères de vallée. Le ciel s’assombrit autour de moi alors ne trainons pas.

La descente pour rejoindre Mantet est particulièrement infâme et piégeuse : 25% de pente avec des marches rocheuses à désescalader dans sa première partie et 850m de dénivelé négatif au programme. Néanmoins, les bonnes nouvelles s’accumulent les unes après les autres : je vais retrouver ma famille à Mantet et ça me donne des ailes, les cuisses et les genoux fonctionnent très bien, je vois pléthore de coureurs apparaître devant – ça y est, je rejoins enfin le peloton après 7h30 de course, youpiiiii !!! – j’arrive à courir là où tout le monde marche. Je zigzague entre les pierres, je vole, mes sens sont aiguisés et aux aguets, je lance de timides « excusez-moi » aux poignées de coureurs en train de se débattre avec la pente devant moi. Tiens, salut « Maillot à pois », rendez-vous dans la prochaine montée

Je ne saurais dire combien de personnes j’ai doublées là mais que c’est bon de se sentir à nouveau dans la course, dans le bon tempo. Mantet la majestueuse se dresse devant moi, accrochée à la pente comme un margouillat à son mur. Un large sourire se dresse sur mon visage. Je jette un coup d’œil à ma montre. La cardio est resté à un niveau raisonnable en dépit d’un engagement plus conséquent trahi par la sueur coulant le long de mes tempes. A moins que la température plus douce n’en soit la cause. Peut-être les deux en fait …

Alors que Mantet m’ouvre ses bras, je me retourne pour apprécier cette incroyable descente et j’aperçois le Col de Pal envahi par les nuages menaçants. Tu as eu de la chance, Séb ! Ceux qui passent là-haut maintenant vont devoir affronter d’autres conditions …

La montée au Col de Mantet se fait à un rythme d’escargot, mais peu importe. Avec elle, je sais que je quitte l’une des parties les plus difficiles du parcours avec ses trente kilomètres de montagnes russes sauvages et techniques. La suite est un enchainement de descentes très joueuses et plutôt roulantes. La course change de couleur mais je n’oublie pas que l’on va enchainer près de 1500 mètres de dénivelé négatif dans les deux prochaines heures et que le cumul s’élèvera à 4000 mètres en arrivant à la base de vie de Vernet-Les-Bains. Priorité donc à l’économie de course et à la préservation des genoux.

Alors que la lumière décline très rapidement, mes yeux arrivent toujours à scruter l’obscurité naissante mais les trop nombreuses traversées en sous-bois m’imposent la prudence. J’enfile ma frontale à Py – kilomètre 45 – à 19h30 et je réalise qu’une nuit d’octobre n’a rien de commun avec une nuit de juillet ou août : je ne quitterai cet équipement que douze heures plus tard lorsque le soleil éclairera à nouveau les sommets vers 7h30 demain matin. Tu as conscience Séb que ça va être long !! Une fois la nuit bien installée, je réalise également à quel point mon salut ne tient qu’à un filet de lumière transperçant le noir épais. Comme je remercie l’organisation de nous imposer frontales et piles de rechange! Que valent ces quelques centaines de grammes en plus quand le phare planté sur ma tête donnera des signes de faiblesse au point de me sentir comme un homme de Néanderthal obnubilé par une maigre flamme vacillante ? De l’or …

Maintes fois, je croise « Maillot à pois » et je ris quand je le vois me déposer à quelques dizaines de mètres du Col de Jou, le dernier au programme de ce tronçon ponctué par Vernet.

Lui : Tu sais s’il est encore loin le sommet ?

Moi : Après le prochain virage, tu y es !!

Lui : Okay, merci ! C’est là que je dois planter une accélération alors ??!!

Moi : Yes, fais-toi plaisir

Les villages s’enchainent les uns après les autres. Je goûte assez peu les deux kilomètres de route en lacets menant à la base de vie : la paroi rocheuse et le parapet encadrant le ruban d’asphalte ne laissent que très peu d’espace pour se mettre en sécurité. Le pas de course s’impose à moi et j’apprécie d’autant plus de voir Vernet la belle apparaître, embellie par les lumières disséminées dans les ruelles piétonnes de la vieille ville.

Le base de vie est un grand gymnase aéré. Je cherche du regard des visages familiers mais je ne vois personne. J’essaie de comprendre l’organisation des tables mais mon trouble trahit un manque de lucidité avéré. Aussi, quand je vois entrer ma famille tout sourire quelques minutes après mon arrivée, je ressens un grand soulagement. Mais quel bien-être que d’avoir ses proches auprès de soi dans ces moments-là ! Comment se reposer tout en étant efficace lorsque les idées s’embrouillent ? J’avais prévu de ne rester que 30 minutes mais mon état de fatigue et le besoin de faire une pause ressourçante – changement de tenue, repas complet, réorganisation du sac, traitement des pieds, passage aux toilettes – me maintient dans cet endroit chaleureux pendant près d’une heure.

Je quitte mes proches ragaillardi. La plongée dans la nuit se fait tout en douceur. D’abord parce que la température est très clémente – autour de 23° vers 21h45′. Ensuite parce que l’on traverse de part en part la vieille ville et ses ruelles tortueuses façon Italie du Nord, un ravissement pour les yeux.

Le programme a tout de même de quoi effrayer : une montée de 1500 mètres jusqu’au refuge des Cortalets. Je m’imagine mettre un peu moins de 4 heures, alors je m’engage prudemment dans les pistes larges bordées de pins. Autour de moi, les quelques fusées qui me dépassent ont une toute autre opinion. « Tiens, salut Maillot à pois !!« .

J’ai déjà reconnu cette montée et je sais. Je sais à quel point on va souffrir dans cet interminable enchainement de lacets en sous-bois dont la délivrance n’apparaît qu’un kilomètre sous le sommet, au Col de Volte. Je sais que la partie la plus engagée à 25% de moyenne durera au moins une heure et demi et je ne suis pas très emballé à l’idée de la gravir seul.

Fusées ? Pas tant que ça en fait !! Je vois toujours leurs frontales danser au loin. J’en distingue cinq ou six et elles ne gagnent pas franchement de terrain. Hey Séb, t’as plutôt bonne allure, tu serais pas en train de t’emballer là ?? Je regarde ma montre et là MIRACLE !!! Le cardio plafonne … enfin !!! Ce n’est plus lui qui me limite mais mes cuisses. Mais quelle extraordinaire sensation !! Après 13h de course, je savoure cet instant. A chaque faux-plat, je me surprends à relancer. Encore et encore … Que c’est bon Les frontales devant moi se rapprochent. Je distingue même des voix maintenant. Elles deviennent de plus en plus distinctes … et me voilà à recoller à Marianne la grande Autrichienne et Stéphane le Tourangeau. Reste calme Séb, la route est encore longue …

Solidement installé derrière eux, je lève la tête et j’aperçois des lumières inhabituelles. On dirait des guirlandes multicolores !! Ici, au milieu de nul part ??

Parvenues deux lacets en-dessous, mes oreilles sont caressées par une intrigante rumeur festive. Virage à gauche. Trois jeunes d’une dizaine d’année nous font désormais face :

Eux : Il y en a un qui s’appelle Sébastien ?

Moi : Oui, moi !

Eux : T’es quel dossard ?

Moi : 28

Eux [en choeur] : On l’a trouvééééééééééééééé …

Et voilà que l’un d’entre eux part en courant pendant que les deux autres m’escortent comme un roi vers une improbable guinguette trônant sur l’unique replat de la zone. Valentin se présente et m’accueille :

Valentin : Je suis l’ami de Michel, ton collègue, qui nous a prévenu que tu courais aujourd’hui. On t’a suivi sur le live depuis le départ. On t’attendait !

Moi [très ému] : Je comprends mieux pourquoi il m’avait demandé mon numéro de dossard … quel accueil … merci beaucoup … je suis très touché … vraiment !!

Valentin : Et je te présente des amis de sa belle-famille !!! Sers-toi ! Régale-toi ! 

Moi [Touché en plein cœur] : …

Et me voilà à serrer chaleureusement des mains, à me faire servir des pommes de terre en robe des champs accompagnées de saucisses grillées et à me laisser emporter dans un tourbillon de sourires et de chaleur humaine. Waouh ! Que c’est bon !!!

Je ne saurais dire combien de temps s’est écoulé – trop peu à mon goût – lorsque je remarque que quatre personnes quittent ce petit ilot paradisiaque, dont Marianne et Stéphane. Je prends congé de mes hôtes qui m’encouragent à m’accrocher et emboite immédiatement le pas de cette nouvelle bande.

Le rythme est élevé et je suis tout sourire de voir que j’arrive à suivre sans me mettre dans le rouge. Eric emmène le groupe tout en force, suivi comme son ombre par Émilie sa partenaire. Marianne les collent de très près mais refuse de prendre le moindre relai quand on l’y invite. Je finis par passer devant Stéphane, plus en difficulté, qui fait l’élastique. Personne ne parle. A ce rythme, on finit par reprendre une, puis deux, puis trois personnes. Aucune ne parvient à s’accrocher. C’est seulement plus haut dans la pente que le groupe va grossir de deux unités supplémentaires. Quarante-cinq minutes à ce rythme auront eu raison de la vaillance d’Eric qui craque et s’arrête, exténué, accompagné par Émilie. Marianne prend ses responsabilités, mais pas pour longtemps car nous rattrapons Maïté au train. J’ai une réelle admiration pour cette femme ! Non seulement elle ne se laisse pas dépasser mais en plus elle prend les rênes du groupe, tout en douceur et style, et suffisamment vite pour que personne ne lui conteste sa place.

Pas la moindre pause depuis la regrettée guinguette de Valentin laissée voilà une heure et quart. Je sens ma tête tourner. L’apparition de désagréables relents nauséeux me donnent des hauts-le-cœur. Mes camarades ne sont pas plus fringants : Stéphane est handicapé par des troubles gastriques de plus en plus fréquents et je viens de dépasser Marianne les yeux hagards, sur le point de craquer. Seule Maïté ne semble pas affectée par l’intensité de l’effort. Mais combien de virages encore ?? Ça n’en finit plus ?? Marianne s’arrête net et se plie en deux sur ses bâtons, elle qui paraissait si forte depuis le début de cette ascension ! … Et trois virages plus loin … ENFIN … nous y sommes à ce fameux Col de Volte … la sente débouche sur une large piste à la pente plus douce. Merci !!!! Maïté lâche son premier mot depuis trente minutes : « il était temps » … et pourtant elle n’est même pas marquée par l’effort, impressionnant …

Le soulagement est de courte durée : en sortant de la forêt, nous sommes maintenant exposés à un vent glacial et nous venons de perdre 10 degrés d’un coup. Je claque des dents, mon dos est trempé. J’enfile à la hâte gants et coupe-vent pour ne laisser apparaître que la portion congrue de mon visage. Il doit rester tout au plus trente minutes pour atteindre le refuge et la lumière de ma frontale décline dangereusement. Pas sûr qu’elle tienne jusque-là et pourtant je ne me vois pas changer mes piles ici. Je n’en ai pas le courage. Le vent de plus en plus puissant est maintenant accompagné d’un grésil aussi fin que pernicieux qui nous fouette le visage. Un nouveau groupe s’est formé. Je m’insère au milieu et me laisse porter, tel un manchot empereur épuisé par sa longue marche migratoire.

Ma frontale vient maintenant de rendre l’âme et mon salut ne tient qu’à mon appartenance au reste du groupe. Pourtant je maudis mon voisin de derrière et ses mouvements de tête saccadés dans toutes les directions, m’inondant d’une lumière aveuglante avant de me plonger l’instant suivant dans une obscurité totale. Mon mal de tête n’en fait que croitre et je constate avec effroi que je n’arrive plus à tenir la ligne droite. Au dernier virage, le groupe des manchots se disloque sous l’impulsion des deux de tête pressés de se mettre à l’abri et j’ai bien du mal à deviner où poser mes pieds dans les cents mètres de ce noir opaque qui me séparent encore du refuge. Un arbre contourné. Un rocher évité. Un pied qui s’entrave dans une racine. Je manque dix fois de m’étaler de tout mon long quand la lumière du refuge salvateur s’offre enfin à moi. Alleluia … Il est une heure du matin, il fait trois degrés et il est vraiment temps que je me repose …

La suite dans l’épisode 3

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