Cet article est la suite du récit commencé ici (partie 1) et là (partie 2). Nous en étions resté au refuge des Cortalets au 65e kilomètre au bout de 15h de course. J’y suis arrivé dans un piteux état, frigorifié et nauséeux, après une montée marathon menée tambour battant …
Le ravitaillement est installé dans le chalet en pierre érigé à proximité du refuge, fermé en cette saison. L’espace y est beaucoup plus exigu, occupé par deux tables élimées en bois accolées dans le prolongement d’une cheminée ancienne tous feux ardents. A peine le temps de repérer une place libre sur l’un des bancs surpeuplés que mes lunettes s’embuent brutalement sous l’effet de la chaleur. Je m’y écroule lourdement avant d’abandonner sac et bâtons au sol. La douce torpeur laisse vite place à une désagréable sensation de suffoquement. Vite !! Tout enlever avant de tourner de l’œil !!
Trente minutes s’écoulent à la vitesse de la lumière alors que je n’avale que deux soupes et que je réorganise mon équipement. Cette chaleur embrume mon cerveau et je ne me vois pas dormir là : le contraste est trop saisissant avec l’extérieur, trop « dangereux » de rester là avec le risque d’une remise en route vraiment difficile. Je vais un peu mieux et décide de me faire violence après avoir enfilé l’intégralité de ce que mon sac pouvait m’offrir de chaud.
Je pousse la porte du chalet non sans mal et suis soufflé par la brutalité du vent glacial qui me saisit en un quart de seconde. Se remettre en marche le plus vite possible. Faire fi de l’obscurité bien peu engageante. Avoir confiance en ma seconde frontale pour guider mes pas un à un.
Bien que le profil soit globalement descendant, le sentier est très cassant avec de nombreux éboulis à traverser à flanc de montagne. Certains passages sont mêmes assez périlleux et nécessitent une bonne concentration. Avec ce vent puissant, je loue mes bâtons qui récupèrent nombre de mes écarts.
J’aperçois des frontales éparses au loin. Difficile de les distinguer des rubalises réfléchissantes qui dansent frénétiquement au gré des bourrasques, ni même d’évaluer leur éloignement. Alors que sur ma gauche les lumières de Perpignan scintillent vaillamment sous un ciel d’un bleu profond, au-dessus de ma tête, les volutes d’un gris sombre enveloppant les crêtes n’ont rien de rassurantes. Après une demi-heure de franchissement dans les rochers, la trace a le bon goût d’obliquer en aval, nous faisant dégringoler en un rien de temps jusqu’à un col abrité. Le vent s’est maintenant mué en une brise anodine mais le chemin n’en est pas beaucoup plus hospitalier : un interminable balcon d’un mètre cinquante de large tout au plus s’étire sur des kilomètres en épousant les combes qui s’enchainent à l’infini. Le sol, bien qu’en apparence inoffensif, est jonché de cailloux saillants et d’aspérités obligeant à lever les genoux pour courir. Je tente quelques foulées et me résigne finalement à la marche : dans mon état actuel, la gamelle viendra tôt ou tard ponctuer l’une de de mes foulées un peu trop rasantes !!
Donc je marche … encore et encore … en prenant soin de poser mes pieds sur chaque arête de chacun des cailloux pour plus d’efficacité. Un éboulis. Un ruisseau. Des rochers à enjamber. Une micro montée sur la gauche débouchant sur … une nouvelle combe. Encore des ruisseaux. Tiens des vaches … DES VACHES ??? En plein milieu ??? Et il y en a pleins en plus !!! Mais je vais passer où ??? Et elles n’ont pas l’air décidé à se pousser. Et pour aller où d’ailleurs ? Elles ne sont pas folles non plus … Pffffff … Rapide analyse : à gauche le vide, à droite une pente herbeuse trempée et bien pentue. Tiens, des traces de pas. Je ne dois pas être le premier confronté au problème. Allez, je me lance…
Oh, quel calvaire ! Ça glisse !! Je dérape !! Je suis à deux doigts de la crampe !! Colèèèèère !!!! Je finis non sans mal par retrouver le chemin cinquante mètres plus loin après un temps qui m’a semblé être une éternité. Et je reprends mes automatismes… Cailloux. Franchissements. Ruisseaux. Éboulis … et une autre combe… encore et encore …
Je rattrape un groupe de frontales. Chouette de la compagnie J’envisage un instant de me caler derrière eux et de poser mon cerveau au placard pour faire un peu d’auto-hypnose… mais je ne suis pas sur le même tempo qu’eux et je perds rapidement patience. Tant pis, je double. Tiens, salut Maillot à pois
Retour de la solitude. Cette monotonie, associée à une concentration constante sur la pose des pieds, m’assomme. Je soliloque, m’invente des personnages lancés dans un dialogue insensé, divague à haute voix, fais des expirations puissantes pour me réveiller. Rien n’y fait. Je dois me rendre à l’évidence, j’en ai marre et je tombe de sommeil …
Aussi, quand apparaissent ces nouvelles lumières colorées au travers du treillis des branches de sapin qui m’enveloppent, je crois à un mirage. Le tableau semble tout droit sorti d’un film de Miyazaki : un bâtiment en dur sur la droite du chemin, des guirlandes lumineuses à la manière de la guinguette de Valentin, une table de pique-nique en bois sur laquelle un coureur apathique est affalé, de modestes baffles poussées à fond, crachant du Céline Dion et un hôte zébulon coiffé d’une imposante perruque rose, arborant un large sourire.
Moi : Où sommes-nous ?
Lui : Tu es au ravitaillement des Estanyols au 75e kilomètre. Prends le temps de te ravitailler. Ce n’est pas un ravitaillement officiel, mais tu trouveras pleins de bonbons et des saucisses grillées. Tu as de la chance, il y a deux heures c’était surpeuplé et il pleuvait des seaux d’eau. Là c’est nettement plus calme et agréable …
Moi : Tu es fan de Céline Dion ?
Lui : Non, non, c’est juste une playlist que j’ai récupéré. Après tu auras droit à Linkin Park !
Moi : Bonjour le grand écart
Quelle bénédiction ce ravitaillement !! Je me gave de fraises Tagada et absorbe toutes les ondes positives que me transmet ce trublion. Envie de discuter. Marre d’être seul et de parler aux oiseaux ! En face de moi, Sylvain est vautré sur la table, écoutant distraitement nos échanges enjoués. Son teint est livide. Il essaie de manger ce qu’il peut mais visiblement rien ne passe. Il m’avoue qu’il ne sait pas comment garder ce qu’il ingère. Je mesure la chance que j’ai de ne pas être préoccupé par mon appareil digestif !!
Ragaillardi, je me remets rapidement en route sans même envisager un instant de m’allonger. Une erreur stratégique ? Peut-être … Finis les enchainements sans fin de combes copiées à l’identique, reprise d’un peu d’altitude dans un terrain toujours aussi chaotique, mais qui a au moins le mérite d’être varié. Je distingue encore vaguement les lumières des Estanyols en contrebas lorsque Sylvain me double en trombe. Mais quelle mouche l’a piqué ??? Ça va mieux, m’avoue-t-il à demi-asphyxié entre deux halètements saccadés … Et en trois virages, il disparaît de ma vue !!! Cette montée me redonne un peu d’énergie. Je sais que dans peu de temps je vais atteindre le Col de la Cirère pour basculer dans une grande descente de 15 kilomètres menant à Arles-sur-Tech, marquant symboliquement le passage dans la deuxième partie de course.
Plus les hectomètres défilent, plus la pente s’adoucit, plus le terrain devient praticable. J’accélère, je me sens bien. Les sapins se font moins denses. J’attends avec impatience cette ouverture dans le couvert végétal qui annoncera le col et sa vue incroyable sur les deux versants. Je laisse enfin les derniers arbres sur ma droite. Une cinquantaine de mètres me séparent du col et …
… HORREUR … le versant arlésien est envahi d’un brouillard épais et humide. Les gouttelettes aveuglent ma frontale. Impossible de distinguer l’amorce du chemin de descente dans cette prairie rase recouvrant le col. Je sais qu’il faut partir sur la gauche mais je ne vois rien. Aucun balisage. Aucune bandelette réfléchissante. Rien. Juste une pluie suspendue obstruant ma vue et renvoyant le faisceau de ma frontale. J’avance à tâtons et découvre miraculeusement l’unique trace et sa signalétique rouge et blanche confirmant ma bonne marche sur le GR10.
La progression est très lente. Des traces divergentes bifurquent ici et là et je veux être sûr de ne pas me tromper. Je recherche des bandes phosphorescentes de 2 centimètres par 10 et ne les aperçoit qu’en arrivant à proximité tellement le rideau de particules est dense. La pente s’adoucit et débouche sur une grande prairie lacérée de traces entremêlées. Je sais que nous allons bientôt atteindre la route menant à Batère mais comment la rejoindre ? Une frontale s’agite à ma gauche. Je viens de rattraper Sylvain, désorienté dans ce dédale.
Sylvain [dépité] : Le dernier balisage remonte à 100 mètres et depuis … plus rien !
Moi [faussement confiant] : Je sais qu’il faut descendre dans cette direction. On devrait buter sur une rupture de pente. Si on la suit sur la droite, on devrait tomber sur une route … enfin j’espère.
Et c’est ainsi que, cahin-caha, nous sommes retombés sur le bon chemin. J’ai rarement senti tel soulagement à fouler un ruban d’asphalte. Quatre lacets plus tard, Batère et son vieux bâtiment minier à moitié désaffecté fend timidement le brouillard et nous offre généreusement sa terrasse.
Assis sur l’une des tables de pique-nique, Sylvain et moi nous remettons de nos émotions. Tandis que j’avale machinalement un de mes sandwichs, mon nouvel acolyte se gave de tout ce que la table peut lui offrir de consistant, alternant sans vergogne sucré et salé. L’humidité du lieu me saisit rapidement. Je propose à Sylvain de ne pas trainer là en dépit de notre fatigue évidente. Après tout, la base de vie de Arles n’est plus qu’à 2h30 et nous devrions y arriver au levé du jour.
Moi : Soyons prudent !! Dans 500 mètres, nous allons quitter la route et plonger sur la gauche sur un tout petit chemin. Ce serait dommage de le rater.
Sylvain : Tu as raison, avec une telle visibilité, il y a des bonnes chances de …
Le pauvre Sylvain n’a pas le temps de finir sa phrase qu’il rend brutalement tout ce qu’il s’était évertué à avaler.
Sylvain [entre deux vomis] : tu n’as qu’à … y aller … m’attends pas … je me sens … moyen … mais t’inquiète pas … j’ai l’habitude, ça va le faire [je vous passe la bande son ]
Moi [mi-interdit, mi-amusé] : euuuuuh … oui, peut-être, je vois que tu es occupé
Bon bin, c’est reparti une nouvelle fois tout seul pour affronter une longue descente avec une visibilité déroutante Parfois, les gouttelettes se dissipent, me donnant le faux espoir d’une délivrance. Puis je m’enfonce dans l’épaisseur d’un nouveau nuage et je lutte encore pour trouver ma trace.
Dans un passage particulièrement engagé, Sylvain, tel un isard en fuite, me dépose sans crier gare. J’ai à peine le temps de comprendre ce qui se passe qu’il me lance un « ça va mieux » haut et clair. Ma réponse n’atteindra jamais ses oreilles.
Certains passages en sous-bois sont plus roulants et je retente la course. La visibilité reste très mauvaise et cette application à diriger le faisceau de ma frontale dans la bonne direction pour trouver le petit ruban réfléchissant ne m’amuse plus. Pire, je prends des coups de sang lorsque je me sens brusquement assailli par des personnages lugubres et informes arrivant en sens inverse. Je hurle ensuite de colère lorsque je comprends que ce n’est que l’ombre projetée de la branche qui me barre la route qui disparaît subitement à mon arrivée. Je suis fatigué. J’en ai marre de lutter. Et dire que Laurent – un copain de course d’orientation – m’avait vendu cette descente comme une des plus belles … pfffff !!
Je finis par rejoindre Sylvain, passé à la marche. Je l’imite et observe son air désabusé.
Sylvain : C’est encore loin tu penses ?
Moi [dans le même état] : oui … non … je ne sais pas en fait. Tout se ressemble…
Alors que nous laissons définitivement dernière nous les dernières volutes de brouillard, le jour se décide à subtilement souligner les sommets à l’horizon.
Avec la dernière pente raide apparaît de nouveau l’asphalte encadré par les premières maisons d’Arles-sur-Tech. Pas besoin d’échanger le moindre mot avec Sylvain : nous sommes l’un et l’autre assommés et épuisés de cette difficile nuit. Je n’arrive plus à aligner deux idées cohérentes. Je ne veux plus entendre parler de course. Je veux juste me coucher et qu’on ne me réveille plus.
Le pilote automatique enclenché m’amène aux portes de la base de vie. Je me traine jusqu’à un grand dortoir calme, jette toutes mes affaires au sol et m’écroule sur le premier lit de camp venu. Délivrance …
Quel épisode ! galère sur galère… nous attendons la suite en te souhaitant des moments meilleurs !
Merci pour ce beau récit, toujours aussi captivant…
Bises tes parents